Monuments, images, imaginaire, patrimoine

Michel Rautenberg
Professeur à l’université Jean Monnet de Saint-Étienne
michel.rautenberg (AT) orange.fr

 

Depuis une vingtaine d’années, le « monument » tel que l’envisageait Riegl ou encore les professionnels de la conservation tend à être substitué par le patrimoine, notion plus abstraite qui a pour elle d’ouvrir les traces du passé vers l’immatériel, le social, le commun. Ce qui ne signifie pas que la notion de monument se soit véritablement effacé. Elle garde me semble-t-il toute sa pertinence pour exprimer notre rapport au passé. La notion de monument renvoie aujourd’hui à la notion d’œuvre, à la commémoration, à l’exemplarité, alors que celle de patrimoine relève plutôt de l’identité, de la revendication ou de l’appropriation sociale. Le monument sépare, isole, alors que le patrimoine contextualise, relie. Il est fréquent d’associer cette évolution à une soi disante dérive patrimoniale de notre société, aux effets de politiques publiques conservatrices, aux inquiétudes face aux changements du monde, à des replis identitaires. Ces opinions parfois excessives, mêlant l’effet et la cause, n’aident pas à comprendre le sens profond de ce mouvement. Centrées sur la situation française, elles font bon compte d’un phénomène qui a une ampleur mondiale et relève d’enjeux plus complexes. Ce que nous nous proposerons de faire ici, est une analyse de la production des monuments et du patrimoine en tant que productions sociales qui s’ancrent dans nos imaginaires collectifs. Ce faisant, nous nous appuierons plutôt sur des historiens de l’art qui se sont nourris à l’anthropologie, dans le prolongement d’une tendance qui s’affirme depuis quelque temps chez les ethnologues.

Nombre des significations du monument qu’identifiait Aloïs Riegl de manière remarquablement moderne dès 1903 s’appliqueraient aujourd’hui plutôt à ce que nous appelons patrimoine. Ajoutons que si le monument fait plutôt « œuvre », le patrimoine fait lui plutôt « système » : ce dernier s’inscrit généralement dans une scénographie, plus ou moins construite, que ce soit par le musée, par le paysage environnant, ou plus simplement par le discours qui l’accompagne et qui prétend le contextualiser. Ce basculement du monument au patrimoine répond à une anthropologisation qui perce dans l’ensemble du champ de la production artistique et culturelle : la valeur ne se lit plus dans le caractère intrinsèque des œuvres, mais dans le rapport au monde qu’elle entretiennent. La problématique elle-même des « mondes de l’art », qu’elle soit celle de Danto ou celle de Becker, est débordée par la médiation et l’avènement des « mediacultures » (Maigret, Macé, 2005), le patrimoine pouvant être lu comme l’une des méditions dans laquelle la société se « configure » elle-même en mobilisant selon les besoins du moment le juridique, le symbolique, l’artistique, le politique, l’économique.

Bien sur, cette distinction entre le monument et le patrimoine n’est pas tranchée, et bien des analyses de Riegl gardent leur pertinence : ce que dit Riegl de la confusion qui se fait dans le monument, vers la fin du XIXème siècle, entre valeur d’art et valeur d’histoire pourrait s’appliquer tout à fait au patrimoine. Ce virage, produit de la diffusion de la culture par l’éducation et les médias, débouche aujourd’hui sur un phénomène de massification qui lui donne un sens nouveau : alors que le tourisme « culturel » connaît un essor considérable, que les journées du patrimoine battent encore chaque année le succès de l’année précédente, la valeur patrimoniale se mesure probablement plus à l’aune du succès public qu’à celle de l’exemplarité historique ou de la qualité artistique.

Pourquoi tel édifice plutôt que tel autre connaît-il le succès, il est probable que les raisons sont complexes, entremêlées, contextuelle. En tout cas, on peut poser l’hypothèse que, à côté de la raison historique, ethnographique ou artistique que défendent savants et professionnels du patrimoine, il est une dimension de la patrimonialisation qui a été peu analysée par les sciences sociales, c’est celle de la diffusion de l’image du monument, de la scène historique, du grand personnage, du paysage, de la scène folklorique, dans l’imagerie populaire ou publique.
Est-ce si nouveau ? Pas vraiment, le changement relevant plutôt de l’ampleur du phénomène. Ce qui fait patrimoine, très tôt dans l’histoire, c’est aussi ce qui est dit du monument, c’est le récit qui en est fait et qui est diffusé. Ce sont les Romantiques qui popularisent l’architecture médiévale dans leurs romans nourris d’histoire avant que Violet le Duc ne la restaure et que Mérimée ne la protège ; plus près de nous, c’est la vogue néo rurale des années 70 qui va produire les images qui fourniront les modèles esthétiques, éthiques et politiques des promoteurs du patrimoine rural dans les années 80 et 90. L’idée que la valeur de l’art est fluctuante et dépend des normes en vogue à telle ou telle époque, qu’elle dépend du rôle de certains acteurs marginaux par rapport à la production de l’art dans la production de normes n’est pas neuve. L’historien de l’art Francis Haskell évoquait déjà cette idée en 1976 dans La Norme et le caprice. Poursuivant son idée, Gilles Bertrand a pu montrer commet la peinture avait joué le rôle de « lieu de mémoire » pour l’imaginaire littéraire de Venise, comment notre imaginaire de la ville s’était nourri de ces écrits et de ces images qui se sont substitués progressivement à la ville réelle (in Grange, Poulot, 1997).

Dans son Anthropologie de l’image, Hans Belting nous rappelle que la différence entre le paysage et le monde rural, est que dans le second vivent et travaillent des paysans. Il en tire la réflexion que « Les lieux sont eux-mêmes des images qu’une culture transpose sur des emplacements de la géographie réelle » (95). Nous pourrions dire la même chose du patrimoine : le patrimoine est un ensemble d’images que notre culture transpose sur des territoires, sur des espaces de vie, sur des ensembles construits. Il y a patrimoine quand nous sommes capables de mobiliser suffisamment d’images du lieu ou de l’édifice ou de l’activité humaine que nous projetons de patrimonialiser. Est-ce à dire que la valeur patrimoniale correspond à l’efficacité de la diffusion des images des objets en question ? Pour avancer dans la compréhension du patrimoine, il nous faut donc expliciter ce que recouvre ce terme d’image. Au niveau de chacun de nous, l’image est, selon Belting, une « unité symbolique » entre deux sens indissociablement liées : une image « intérieure » (que les anthropologues nomment souvent « représentation »), et une image « extérieure » produit de notre perception (p18). Pour lui, nous percevons le monde en image, perpétuellement, et nous le comprenons, nous nous l’approprions en images mentales qui s’inscrivent en nous.

Nous formulerons ici une nouvelle hypothèse : le patrimoine procède d’un ensemble d’images organisées par des valeurs et des sentiments particuliers auxquelles nous envisageons de donner forme. La question, l’éternelle question de l’anthropologie, est alors de comprendre comment on passe des images individuelles, des images patrimoniales individuelles, aux images patrimoniales collectives. Comment l’image fait-elle société ? Comment nos connaissances, nos désirs, nos sentiments se muent-ils en productions culturelles, en « médiacultures » qui s’inscriront dans le monde social ? Vieille question à laquelle Weber répondait par l’interaction entre les hommes, et Durkheim par les institutions.
Si nous revenons aux Romantiques et à la période de l’enfance du patrimoine, nous savons que la confrontation personnelle avec le monument restait fortement marquée par les images préalables qu’on avait de lui : les sentiments, les émotions ou toute forme de symbolisation qui accompagnait la fréquentation des « monuments » étaient inséparables des tableaux et des récits qui étaient produits sur ces édifices. Aujourd’hui, ce sont les cartes postales, les émissions télévisuelles, les expositions de musées, les films etc. qui fabriquent ces images qu’il nous est quasi impossible d’ignorer. Bref, notre société produit une profusion d’emblèmes patrimoniaux qui sont autant de clichés, de stéréotypes auxquels nous réagissons, pour les intégrer ou les rejeter. Il y a une production technique d’un imaginaire commun avec ses images, ses récits plus ou moins romancés ou légendaires, ses héros, ses rites ; en fait, la question est plutôt que la production sociale d’images anticipe nos images patrimoniales individuelles. Comprendre aujourd’hui le patrimoine commence probablement par comprendre le patrimoine qui est dans nos têtes et que nous partageons, c'est-à-dire comprendre la production sociale d’un imaginaire patrimonial collectif. Nous ne sommes pas loin de la manière dont Maurice Halbwachs, le fondateur de la sociologie de la mémoire, posait le problème de la mémoire collective : nous partageons une topographie imaginaire des lieux saints que tout pèlerin voudra retrouver en Terre Sainte.